
Le veilleur de nuit que Simonne Jacquemard a publié au Seuil en 1962 est sans doute l’un des plus énigmatiques Prix Renaudot, l’un des plus intensément métaphysiques. Il est question, dans ces deux-cents pages sévères, parfois sibyllines, dont pas une n’a été écrite en songeant au lecteur, de l’acte terminal de Siméon Leverrier, de celui qui concentre en lui tous les pôles et qui a dépassé toutes les échelles de grandeur.
Siméon Leverrier creuse. Il creuse le plus grand trou qu’un seul homme n’ait jamais entrepris de creuser. Chez lui, à l’abri de grandes palissades, dissimulé au regard fruste de son voisin qui flaire de son salon l’haleine de « la gueule de l’enfer », chez lui donc, en explorant d’abord un ancien puit qu’il a découvert dans son jardin, et bientôt dans l’obscur secret de sa cave.
Leverrier veille la nuit puisque tel est son métier et creuse le jour puisque telle est la besogne qui lui a été assignée et dont il ne pourra plus se libérer. Alors le jeune homme s’arme de toute sorte d’outils à la quincaillerie ; et dans cette quincaillerie rencontre Agathe-Alexandrine, vendeuse vaguement timide, ni belle, ni laide, mais au doux nom de pierre précieuse, qu’il enlèvera et séquestrera dans son gouffre.
« Je ne lui pardonnerai jamais d’avoir attiré des soupçons qui n’étaient pas justifiés, écrit-il le 13 mai dans son journal de bord au ton si décousu. Ce mot de « monstre » qu’elle a prononcé pendant que je la fixais et qu’elle ramassait ses affaires. Je crois qu’elle a eu peur de moi. » Elle le suit pourtant chez lui, pèlerin dans les pas d’un prophète. Mais prophète de quoi dans cette chute vers le dernier siècle d’un enfer gelé ?
Simonne Jacquemard est une auteure du désespoir le plus ferme et le moins expressionniste qui soit. Très peu de renfort d’effets, peu d’hyperbole, une méfiance à l’égard des paroxysmes ; rien qu’une lucidité monstrueuse et des personnages qui découvrent dans le visage d’autrui l’immensité de la tromperie – et donc le père des mensonges.
Mais ceci ne représente qu’une petite partie de son œuvre car Simonne Jacquemard n’aura cessé de se fractionner : romans de « l’école du regard » avec Sable et L’orangerie qui font songer aux Tropismes de Nathalie Sarraute, roman humoristique avec La famille Borgia (qui peut se lire dans les deux sens, du début à la fin et de la fin au début), livres à propos des oiseaux et de la nature, roman postmoderne avec L’éruption du Krakatoa qui accumule les notes de bas de pages et les histoires enchâssées dans d’autres, romans qui mêlent érudition helléniste et mystique aussi…
Quant aux personnages, certains reviennent d’un roman à l’autre, grandissent, disparaissent… Un véritable festin pour les lecteurs et les universitaires.
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